Conclusion du livre (extraits)

 À l'heure du bilan

 

    La vie d’Ambroise Yzeux fut tout sauf un long fleuve tranquille. Ce furent cinquante années chaotiques semées de heurs. Et surtout de malheurs.

 

            Quelle image nous reste-t-il de lui ? Celle d’un géant parlant haut et fort. D’un personnage rabelaisien, gros mangeur et leveur de coude. « Un homme corpulent et solide, au teint coloré. Une force de la nature. Un travailleur acharné, capable de mener de front son exploitation agricole de près de quarante hectares et ses travaux d’entrepreneur », juge avec une pointe d’admiration Robert Legouet, l’un de nos principaux témoins.

 

 

La vigueur physique ne résume pas tout. Intelligent, imaginatif, extraverti, curieux, Yzeux a su se forger une culture politique et sociale. De nombreuses lettres à la calligraphie élégante nous sont restées. Justesse d’expression, aisance du style, richesse du vocabulaire, elles révèlent un usage de la langue peu commun dans le monde paysan de l’époque.

"Paysan-sociologue"

 

 

Ambroise Yzeux n’hésite pas à s’afficher comme « Paysan sociologue ». Curieuse étiquette, vraiment, que ce label inédit et sans lendemain, tant il apparaît que le sens du mot « sociologue », issu de la discipline scientifique lancée par Auguste Comte et Emile Durkheim, est ici dévoyé. D’évidence, ce paysan ne fait pas profession de contribuer à la connaissance des faits sociétaux. Ne veut-il pas simplement signifier qu’il se pose en précurseur, oeuvrant pour les couches populaires, pour la justice sociale, le bien commun et l’intérêt des plus démunis. Mais l’emphase propre au personnage l’a conduit à opter pour le ronflant et un tantinet comique « sociologue ».

 

Indéniablement, Yzeux est à gauche et il n’hésite pas à se prévaloir de cet engagement. Le voici, le 13 décembre 1906 adressant une lettre à Adrien Tironneau, maire du Mans, de tendance socialiste : « J’appartiens corps et âme au parti politique dont vous êtes au Mans la tête et la direction. J’ai la certitude d’avoir enrôlé, sous votre drapeau, bon nombre de citoyens qui, sous la pression de notables chouans de mon quartier, étaient prêts à déserter le drapeau de la République ».

 

L'homme d'action

 

 

Yzeux n’en reste pas aux mots, dans cet après-guerre (1920) marqué par une crise du logement sans précédent. C’est le moment de passer aux actes. Imprégné de ses souvenirs d’enfant et d’adolescent, témoin du rapide développement du tissu urbain manceau, toujours hanté par la folle envie de concevoir des cités ouvrières et de construire, au moindre coût, des logements pour les économiquement faibles, le paysan Yzeux se métamorphose en urbaniste social.

 

Habité par la noble intention de venir en aide à la classe ouvrière, Yzeux se lance dans une action humanitaire de grande envergure. « Je veux liquider les taudis (du Vieux Mans, en particulier), écrit-il, pour offrir aux plus défavorisés des habitations saines et ensoleillées ». S’appuyant sur la loi de 1913, il crée au Mans six sociétés mutuelles d’accession à la propriété, plus une autre à Angers. Beaucoup de petites gens seront tentés par la formule, séduits par l’idée de devenir propriétaires sans prendre trop de risques. Voici donc la vocation altruiste d’Ambroise enfin concrétisée selon ses vœux.

 

C’est ainsi qu’il va lotir au Mans une trentaine d’hectares. Dix seulement lui appartiennent, hérités de sa mère et du père de sa femme. Pour acquérir les vingt autres, il doit se résoudre à contracter des emprunts hypothécaires. Qu’importe ! Notre « sociologue » est un battant. La bonne cause justifie toutes les audaces. Il fonce, tête baissée sans s’inquiéter des conséquences où peut le conduire sa politique financière hasardeuse. Gestion laxiste et imprévoyance: ces deux lacunes seront fatales à un Yzeux privé de toute logistique : ni secrétariat ni comptabilité. Ni même de téléphone ! Il accumule les erreurs, use de la « cavalerie », court à l’échec. Triste dégringolade : La Mésangère fait faillite, les créanciers le harcèlent, il s’exile à Perpignan puis à Mazamet, sa famille l’abandonne…

Un philantrope

 

 

Que vise-t-il avant tout ? Semer du bonheur autour de lui. Un logement correct, certes, mais aussi du travail. « Le travail, écrit-il, régénérera l’ouvrier et lui permettra de gravir les degrés de l’échelle sociale ». Bien sûr, ces bonnes actions au service des autres, Yzeux en use aussi comme d’un faire valoir et le bâtisseur manceau ne manque jamais l’occasion de mettre en avant son bon cœur. Mais le fond reste généreux, comme en attestent de nombreux exemples.

 

Ainsi expose-t-il au maire du Mans (13 décembre 1906) son projet de culture intensive de fraises sur sa ferme de Champgarreau : « La main-d’œuvre que j’emploierai sera composée de personnel d’occasion, sans domicile fixe et qui ne recherche le pain nécessaire à sa pauvre vie que dans la mendicité et la prostitution. Ce sera donc une production à caractère social, moralisateur : le relèvement de l’individu par le travail. »

 

En mai 1920, il propose de livrer aux cheminots du Mans en grève, 150 tonnes de pommes de terre qu’il a récoltées, l’année précédente, aux Rouges-Gouttières, au prix réduit de 35 centimes le kilo, au lieu de 65 centimes. La vente sera en effet réalisée sur place par les chefs du mouvement : Henri Barbin et Olivier Heuzé (celui-ci deviendra maire du Mans) (...)

Vers la réhabilitation.

 

Le moment est venu d’achever notre récit. De quitter Ambroise Yzeux. Et de s’interroger : cet homme, si désireux de laisser sa marque dans l’histoire de la cité, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Force est de constater que les traces se sont évanouies. Rares sont les photos d’archives. Dans le cimetière de Mazamet, sa tombe et celle de sa femme ont toutes deux été détruites sans laisser aucun vestige.

 

Et dans la mémoire des Manceaux ? Combien connaissent, même résidant à Yzeuville, le sens de ce toponyme étrange. Et qui étaient cette Adolphine Lambert et ce Henri Tessier, ces proches dont deux rues portent le patronyme ? Paradoxe : Yzeux donne son nom à un quartier, ce nom est connu et utilisé par des milliers de personnes, et pourtant sa signification reste ignorée.

 

C’est pour réparer cette méconnaissance, cet oubli, cette injustice que depuis vingt ans nous avons traqué les renseignements et les témoignages qui ont abouti à ce livre. Puisse-t-il contribuer à réhabiliter la haute figure d’un homme public dont la déchéance masqua trop vite la grandeur. Et à restituer dans les mémoires le destin mirifique et brisé d’un personnage hors du commun.

 

Pour cela, pour que ce citoyen original et précurseur sorte de l’anonymat où le confine le trop lapidaire « avenue Yzeux », suggérons que l’on ajoute sur les plaques indicatrices de rue cette précision nécessaire et légitime :

 

 

Avenue Ambroise-Yzeux

Paysan urbaniste

(1876-1941)


Contact

Georges Guitton

06 77 48 45 92


 

UNE RARE PHOTO

Il n'existe pratiquement pas d'images d'Ambroise Yzeux.

Celle-ci est extraite d'une photo de mariage prise dans les années 20.


DU MÊME AUTEUR...

 

 

 

DIDIERJEAN, Charles le Grand, paru en 2000, raconte la vie du plus grand instituteur de France. Ses 2, 10 mètres valurent à ce personnage de figurer sur une carte postale éditée en 1910 où on le voit avec un groupe d'élèves de sa classe de Pruillé-l'Éguillé (Sarthe)

Né en 1887,  Charles était un pédagogue original. Il exerça à Courdemanche, à Lhomme et enfin dans son village natal de La Chapelle-Gaugain, toujours dans la Sarthe. Il était une personnalité politique (radical socialiste) de cette région de la vallée du Loir. Adepte de Jean-Jacques Rousseau, il aidait les pauvres, voyageait beaucoup, écrivait, aimait plaisanter.

Parmi les titres de gloire de ce "géant débonnaire", il y a la création, après la Deuxième guerre, d'un Foyer rural dans son village. Pour l'inaugurer, il parvient à faire venir l'une de ses nombreuses relations littéraires, l'écrivain Georges Duhamel.  L'instituteur retraité deviendra le président des Foyers ruraux de la Sarthe et s'éteindra en 1973.

Georges G. Guitton dans sa biographie a voulu rendre hommage à cet instituteur dévoué et brillant dont il fut proche puisqu'il lui succéda en 1946 à l'école de la Chapelle-Gaugain.

L'ouvrage de 70 pages (format 21 x 27,5) contient de nombreux documents, autographes et photos. Des exemplaires sont disponibles chez l'auteur.